La vie militaire

Les chasseurs


J'ai eu très tôt le sens des responsabilités. Je savais que mes parents n'étaient pas riches. J'ai travaillé très tôt et il me semblait naturel de les aider. Bien qu'habitant le même pays, je les voyais peu. Je logeais chez mon employeur et, même plus tard, lors de mes permissions, c'est chez eux que j'habitais : ils me considéraient comme leur enfant et les rares choses que j'ai connues étaient en les accompagnant. Ils avaient une voiture, chose rare à l'époque où un voyage de 20 Kms était une expédition !

Comme tous les provinciaux de l'époque, nous ne connaissions pas grand chose et le régiment nous mûrissait un peu. Les plus petites choses m'étonnaient : j'étais hélas destiné à en voir de grandes !

J'ai du mal à me souvenir des camarades de chambrée de l'époque. Pourtant je revois ces deux rangées de lits (dix de chaque côté) avec, dessous, ce rectangle brillant de cire ciré de noir (en militaire on dit « briqué »). Le mien se distinguait des autres en ce sens que je n'ai jamais su le faire correctement !!

Je revois cet alignement de paquetages surplombant les têtes de chaque lit avec, faut-il le dire, une variante pour le mien que le caporal ou le sergent balançait régulièrement !

Un camarade compatissant et « intéressé » y remédiait parfois mais je n'ai jamais réussi de moi-même.

Cela n'arrangeait pas mes relations avec la vie militaire en général et ses gradés en particulier.

Je maniais, je manierai toujours mal un fusil. Il me semble qu'un fusil n'est pas fait pour être secoué, porté, présenté etc. mais ce n'est pas l'avis du règlement militaire dont ces messieurs faisaient leur bréviaire !

Moi aussi d'ailleurs, au cours de théorie que n'aurait pas désavoué Fernand Reynaud.

Je possède au moins une qualité : la mémoire ; j'apprends vite, je retiens bien, si bien même qu'à la 1ère interrogation écrite je me tape un 20/20 et je me retrouve 1er du Bataillon.

Compliments hiérarchisés partant du haut vers le bas pour aboutir à l’adjudant qui d'un seul coup trouve mon lit bien fait, mon arme impeccable et tout et tout.

Ce qui fait que j'ai appris ce jour-là que le nombre d'imbéciles est incommensurable.

Tels furent mes débuts dans une carrière qui aurait pu être instructive, qui aurait dû l’être d'ailleurs.

Pourquoi abrutir les hommes avec des revues continuelles, des lits au carré, des brimades idiotes dont je n'ai jamais compris la raison !

Marcel Geffroy

20 Novembre 1915

12 Mars 2002